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- [S4] Obituary.
Irène Beldiceanu-Steinherr vient de nous quitter, le 14 août 2022. Née à Istanbul en 1928, Irène Steinherr y vécut une jeunesse épargnée par les horreurs de la guerre, mais peu fortunée. Formée à l’école allemande, puis au lycée Notre-Dame de Sion, elle maîtrisait intimement trois langues essentielles (alors) de l’histoire ottomane : l’allemand, le turc et le français. Après son baccalauréat français, elle étudia pendant deux ans l’arabe et le persan à l’Université d’Istanbul puis alla à Munich où elle soutint en 1956 une thèse préparée sous la direction du professeur Franz Babinger, publiée sous le titre Scheich Üftāde, der Begründer des Ǧelvetijje Ordens (Munich, 1961). Elle conserva sa vie durant un intérêt pour le monde mystique, d’un point de vue plus souvent d’histoire sociale que religieuse. À Munich, elle fit la connaissance d’un historien d’origine roumaine, Nicoară Beldiceanu, qu’elle épousa en août 1956. Le couple, dont le fils Nicolas naquit en 1959, s’installa à Paris où tous deux firent une carrière de chercheurs au Centre National de la Recherche Scientifique. Le milieu universitaire français s’ouvrait alors à la civilisation ottomane : tandis que Louis Bazin prenait la succession de son maître Jean Deny et animait à l’École Pratique des Hautes Études un séminaire qui ne se bornait pas aux seules questions linguistiques, Irène Mélikoff, Michel Lesure, Robert Mantran, Alexandre Popovic, bientôt Jean-Louis Bacqué-Grammont, Mihnea Berindei, François Georgeon, Gilles Veinstein, (pour se borner à ceux travaillant sur des sources en turc ottoman) donnaient à l’école ottomaniste française un élan nouveau. Irène et Nicoară Beldiceau participèrent à ce mouvement, d’abord à l’invitation du byzantiniste Paul Lemerle, se spécialisant dans l’étude des premiers siècles ottomans et de la période pré-ottomane, avec le souci d’apporter leurs compétences aux byzantinistes. Bientôt, l’intérêt pour le monde proprement ottoman s’imposa, mais jusqu’au bout, I. Beldiceanu-Steinherr dialogua avec des spécialistes des domaines balkanique, italien médiéval et byzantin. En témoignent, parmi ses derniers travaux, des articles co-signés avec Thierry Ganchou ou Raúl Estangüi Gomez. C’était du reste une vieille habitude chez elle et son mari que de cosigner des travaux de jeunes chercheurs, facilitant ainsi leurs débuts. Son principal collaborateur fut au demeurant son époux, avec qui elle rédigea deux livres et dix-neuf articles. En France, la jeune chercheuse se consacra à une nouvelle thèse, soutenue en 1965, qui fait toujours autorité. Ses Recherches sur les actes des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murād Ier (1967) font l’analyse scrupuleuse, fondée sur une méticuleuse comparaison des sources, de la correspondance rassemblée en 1574 par Ferîdûn dans ses célèbres Münşe’âtü-s-selâṭîn. Le lecteur pouvait désormais interpréter la signification de quelques actes authentiques à côté des nombreux documents forgés par Ferîdûn, dont d’ailleurs le caractère de faux n’ôtait pas tout l’intérêt. Cette volonté de ne pas s’arrêter aux apparences, de rejeter les évidences fondées sur des arguments d’autorité pour s’en tenir aux faits malgré les contradictions des sources, est une marque de fabrique d’I. Beldiceanu-Steinherr, qu’on retrouve dans des articles importants comme « La Conquête d’Andrinople par les Turcs : la pénétration turque en Thrace et la valeur des chroniques ottomanes » (1965), ou encore « La “Révolte” des Baba’î en 1240 visait-elle vraiment le renversement du pouvoir seldjoukide ? » (1999). Précisons que l’importance accordée aux détails ne l’empêchait pas de voir large, comme le montre un autre article qui fit date, « Le Règne de Selīm Ier, tournant dans la vie politique et religieuse de l’Empire ottoman » (1975). Les quelques titres cités montrent qu’I. Beldiceanu-Steinherr ne cessa de s’intéresser, d’un point de vue d’histoire sociale et politique, aux mouvements mystiques. Elle utilisait des sources ottomanes narratives (chroniques, hagiographies), mais c’est à une source d’archive, exploitée d’abord avec son époux, qu’elle accorda la plus grande importance, se rendant tous les étés à Istanbul pour de longues séances de travail dans la salle de lecture de ce qui s’appelait alors les archives de la Présidence du Conseil (Başbakanlık Arşivleri), où tous deux compulsaient les registres de recensement fiscal des premiers siècles ottomans, de la fin du règne de Meḥmed Ier (1412-1421) au début du xvie siècle. Il s’agissait d’y trouver des informations de première main sur une région donnée à un moment donné, sur des institutions comme le timâr auquel fut consacré plus d’un article comprenant la publication des documents, mais aussi, démarche extrêmement novatrice, d’y trouver des notations, ignorées du lecteur pressé, qui apportent des indications essentielles et inédites sur le passé, ottoman et pré-ottoman. Ainsi parurent d’importants travaux de géographie historique, essentiels pour comprendre ce que fut la réalité concrète de la progression ottomane des premiers temps. On se bornera à citer « L’installation des Ottomans en Bithynie » (2003). I. Beldiceanu-Steinherr, avant que l’âge et la maladie ne la contraignent à renoncer à ses études, a préparé avec son soin habituel la réédition revue et corrigée de ses principaux articles, parue en 2015 chez l’éditeur stambouliote Isis Press sous le titre Études ottomano-byzantines. On peut consulter sa bibliographie sur le site du CETOBAC. Signalons enfin que, au sein de la IVe Section de l’École Pratique des Hautes Études, I. Beldiceanu-Steinherr eut un rôle pédagogique de premier plan dans la formation d’étudiants et de jeunes chercheurs, dont le rédacteur de ces lignes a bénéficié le premier.
Source : Nicolas Vatin, « In memoriam Irène Beldiceanu-Steinherr (1928-2022) », in Dipnot, 07/09/2022, https://dipnot.hypotheses.org/2619.
- [S4] Obituary.
Professor Irène Beldiceanu-Steinherr (1928-2022) We are very sad to announce the death of Professor Irène Beldiceanu-Steinherr on the 14th of August 2022, at Haute-Goulaine, near Nantes, France, where she spent the last years of her life, close to her son’s family. Born in 1928, Irène Beldiceanu-Steinherr lived as a child and a teenager in Istanbul, where she attended first the German school, and then Notre-Dame-de-Sion. After the war, she wrote a thesis at the University of Munich under Professor Franz Babinger’s supervision ( Scheich Üftāde, der Begründer des Ǧelvetijje-Ordens, published in 1961). In Munich, she met her husband Nicoară Beldiceanu, with whom she decided to make her life in France. There, the famous Byzantinist Paul Lemerle helped them to get a position in the Centre National de la Recherche Scientifique, where she remained till she retired, teaching as well as a Directeur d’études at the École Pratique des Hautes Études, in Paris. She had written in France a second thesis, published in Munich in 1967, under the title Recherches sur les actes des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murad Ier. Irène Beldiceanu-Steinherr’s research focused on the first centuries of the Ottoman Empire, mainly dealing with its society, its organisation, its historical geography, often in close collaboration with her Byzantinist colleagues. She was a very cautious reader of Ottoman and Byzantine chronicles, but was particularly interested with Ottoman registers, which she notably used to find traces of more ancient periods. Her books and articles, always the result of a long and patient work, often pioneering, are essential for whoever wants to understand the beginnings of the Ottoman Empire. Irène Beldiceanu’s bibliography can be found on the Centre d’études turques, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC)’s website ( http://cetobac.ehess.fr/index.php?144). — N. Vatin, N. Clayer, B. Lellouch (August, 20, 2022)
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